Je me souviens...
C'était hier ou presque. Un soir en plein centre de Paris, dite la ville lumière.
Elle brillait en effet de toute sa majesté, illuminant de
mille feux les moindres recoins du cœur de Saint Germain, illustre quartier
dans lequel de nombreux intellectuels ont refait le monde...
Refait le monde...
Les scintillements étoilés avaient cependant oublié
d'éclairer un endroit, le seul peut-être qui dans ce quartier semblait demeurer
dans une pénombre sans doute complaisante ou complice.
Les quelques mètres carrés restés dans le noir
paraissaient cacher honteusement les déchets que nous autres, pauvres mortels,
sommes obligés d'expulser chaque jour de notre environnement douillet. En d'autres
mots, ce recoin abritait des poubelles.
Tandis que je regardais les contours de ces récipients
dessinant des formes intrigantes dans ce recoin de crépuscule
artificiel, le
couvercle d'une des poubelles s'est alors lentement soulevé. Magie ?
Oui, mais uniquement l'espace de quelques secondes. Les jeux intrépides
de la pénombre me firent vite entrevoir une main tenant le couvercle de la poubelle,
puis une tête s'engouffrer lentement à l'intérieur, comme pour chercher une
improbable fortune. L'argent n'a pas d'odeur.
En concentrant davantage mon regard sur l'endroit,
je mis involontairement un terme à cette chasse au trésor improvisée. Ma
présence vint troubler la quête de cette ombre humaine, qui plongeait ainsi
dans les profondeurs de la misère.
Je découvris alors le propriétaire de la tête-chercheuse.
Elle appartenait à un être humain, à un homme... à un Monsieur.
A cause de son improbable participation
à un quelconque futur réality-show
télévisé, personne n'applaudira jamais cet anonyme
qui me jeta un regard sans
âme, aussi vide que le
relief des ombres
dont il faisait partie,
et qui le dissimulaient tant bien que mal. L'homme semblait avoir trouvé "sa fortune",
et dévorait avec empressement
quelques résidus de déchets
happés dans la poubelle
et qu'il devait juger encore
comestibles.
Un
indescriptible sentiment
d'injustice m'envahit, tout
comme une vive sensation
de dégoût, non pas pour
ce que cet homme ingurgitait,
mais pour la prise de conscience
que cette image ne
sortait pas d'un film qui
s'afficherait en grand
dès le mercredi suivant,
dans toutes les salles obscures
du pays.
Je me sentis alors devenir une sorte de voyeur involontaire,
pénétrant avec inconscience et maladresse dans ce qu'il restait d'intimité
à ce vieil homme, que la barbe anarchique semblait protéger des
regards impudiques et imbéciles comme le mien. Son âge avancé lui aurait
probablement permis d'être mon grand-père. Mon grand-père...
Rien
qu'une heure, disait Jacques
Brel dans une chanson.
"Rien qu'une heure
seulement, être beau et con
à la fois". Beau, je
ne sais pas, mais con je
l'étais assurément. En tout
cas je me sentais comme
tel, du fait de mon impuissance
à changer ce minable scénario
reflétant une réalité plus
vraie et plus cruelle que
nature.
Venir au monde, être un enfant, grandir,
rire et pleurer, devenir adulte, apprendre, aimer, enseigner, comprendre, lutter, perdre,
gagner, croquer
la vie, rêver, mûrir,
vieillir... pour en arriver là !
Quand la dignité d'un être humain de cet âge en est réduite
à un aussi insupportable niveau d'indécence envers soi-même, peut-on encore
parler de dignité ?
Ce n'est pas sur nos écrans mais à nos portes.
Le feuilleton quotidien continue, à Paris, à Lisbonne ou ailleurs...
Mario Pontifice
- 16
novembre 2004