Amour imperturbable
Je suis vraiment désolée,
dit-elle à son voisin. Je me suis endormie
sans m’en rendre compte. Je ne me suis même pas aperçue du décollage.
Je, euh,
je suis confuse. J’ai du vous gêner ainsi blottie contre vous ?
Questionne-t-elle.
- Absolument pas. Répond le jeune homme, compagnon de
circonstance. Au contraire, ce fut un plaisir de vous servir de support,
ajoute-t-il en riant. Votre tête tombante m’invita tant de fois au contact,
que je ne pouvais refuser une telle invitation.
Tout en commençant
à goûter la viande de porc qui vient de lui être
copieusement servie, elle questionne - J’espère que je n’ai pas dit de bêtises pendant mon
sommeil ?
- Rassurez-vous, ce n’est pas le cas.
Répond son voisin. Rien d'indiscret, ajoute-t-il
souhaitant visiblement la rassurer. A part un mot que vous
avez prononcé à plusieurs reprises de
façon très distincte. Vous deviez sans doute rêver. Répond le jeune homme,
qui ajoute aussitôt, - Hum, délicieuse cette viande
de porc, c'est rare dans les avions.
- En effet, dit la jeune femme.
Vraiment succulente. Mais elle revient vite au
sujet qui la préoccupe, et poursuit sur un ton craintif
- Euh, un mot ?
- Oui, je suis désolé de ce partage bien involontaire de votre
intimité, mais vous avez prononcé plusieurs fois le mot « Portugal »
presque à voix haute. Vu qu'il s'agit de la destination de notre voyage, ce
n'est pas très étonnant, mais au nombre de fois
où vous avez prononcé ce mot, c'est un pays que vous devez aimer
! Ajoute-t-il exclamatif.
Que n’a-t-il pas dit là. Elle
est aux anges.
- Si j‘aime le Portugal ? Je ne le connais pas
complètement, mais je suis allée un peu partout, dans toutes les régions.
Dit-elle. Très bientôt, j'envisage d’en faire le tour complet, un peu plus en
profondeur.
Si j’aime le Portugal !
S’exclame-t-elle. Oui, j’aime, j’aime, comme on peut aimer un pays qui me
procure des sensations étonnantes et uniques, ajoute-t-elle avec un
enthousiasme débordant qui laisse le jeune homme pantois.
J’aime profondément ce pays, les
valeurs terriennes qu’il s’attache à préserver, la chaleur de ses pierres. Elle poursuit d'une voix douce
mais enjouée - Je suis peut-être aveugle,
mais pour moi, ses défauts sont des qualités.
- J’aime y respirer l’air du large, de
cet océan qui envelope le pays comme une mère protectrice.
J’aime épouser le contour de ses montagnes. J'adore humer l’odeur des pins et des eucalyptus tandis
qu'ils se font transpercer par les rayons encore colorés d’un soleil couchant.
Je m'imprègne du silence de ses couleurs criardes, paradoxe,
paradoxe ! Même si pour moi elles sont abstraites, elles ne sont pas ternes.
Une soudaine perturbation
semble faire chuter l'avion dans une sorte
de trou d'air béant. Une descente d'une petite seconde,
mais l'homme accuse visiblement le coup et
la part du déjeuner restant dans son assiette aussi,
puisque la viande de porc s'empresse de jaillir
par-dessus l'assiette, allant atterrir directement
au sol. Dommage.
Il s'agrippe
aux accoudoirs de son fauteuil le temps de récupérer
de sa surprise, tandis que la jeune femme,
imperturbable, bronche à peine, et poursuit dans
son élan.