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Sept secondes.
C'est le temps qui s'est exactement écoulé
avant que la jeune femme ne retire les lunettes masquant
tant bien que mal le bandeau lui entourant
les yeux. Elle lance alors un fabuleux
sourire ravageur en direction de l'assistance
et rétorque à haute voix en langue
portugaise :
- Je ne vous vois pas,
Madame.
Mais je tiens à vous remercier d'avoir
réagi ainsi. Ca vous honore et il
est logique que vous ayez été outrée par
le comportement inqualifiable de mon compagnon.
Cette petite farce a
toutes les apparences d'une blague
de mauvais goût.
Elle s'excuse auprès
du serveur pour l'expression "mauvais
goût", vu qu'elle vient de l'embrasser.
Cette amusante remarque ne manque pas de
déclencher quelques rires et de réchauffer
un peu la froideur de l'ambiance générale.
Elle poursuit...
- Mais je dois vous avouer
que je prends bien au contraire cette farce
pour un hymne. Un fabuleux hymne à l'optimisme.
Un hymne dont vous ne pouvez imaginer les
bienfaits et le sens...
En effet, je saurai probablement
demain si je suis ou pas définitivement
aveugle pour le restant de mes jours. Et
le tour que vient de me jouer mon compagnon
est un fantastique appel à l'espoir. C'est
un message sous la forme d'humour m'incitant
à croire, à ne pas douter, à me rire de
l'existence quoi qu'il arrive. C'est une
déclaration m'encourageant à appréhender
avec philosophie l'adversité ainsi que les
facéties que nous joue parfois la vie.
C'est aussi un hymne
à l'amour. Et loin de lui reprocher
son comportement, je profite au contraire
de cette occasion inattendue - et je l'avoue,
presque surnaturelle - pour le remercier
de l'extraordinaire présent qu'il vient
de m'offrir. Je ne demande qu'une chose,
c'est qu'il continue à m'étonner ainsi.
Pourvu qu'il ne change pas
car je commence à le connaître. Je l'apprécie pour son
charme,
ses talents et la beauté qui baigne l'intérieur
de son être.
Mais j'affectionne aussi l'humour du personnage
sachant endosser des habits de clown génial,
sensible et drôle à la fois, et que
j'admire. Je crois que l'admiration et
la complicité sont deux ingrédients essentiels
du véritable amour... et je l'aime !
Oui, je sais désormais
que je l'aime. Nous
sommes réellement ensemble depuis aujourd'hui, et à
mon grand étonnement
il a déjà tenu à marquer cet anniversaire
à sa façon. Il ne souhaite visiblement pas
perdre une gramme de l'éclat du temps
qui passe et voudrait que la vie des
êtres qu'il apprécie rayonne en permanence...
Je ne peux que sincèrement
vous souhaiter à vous aussi, d'essayer de toujours
concevoir la vie de cette façon.
Elle termine...
Veuillez m'excuser pour
ce petit discours improvisé et impromptu
qui peut paraître déplacé. Je finis en
précisant que je n'ai fait qu'effleurer
les lèvres du serveur. Et je tiens à déclarer
publiquement qu'elles sont bien plus
douces que celles de l'auteur de la
farce... Et toc ! Finit-elle en riant.
Eclats de voix, rires et applaudissements
fusent alors de chaque coin de la salle.
Une sorte de délire général s'installe. Antoine est
autant heureux que stupéfait par la réaction
de sa compagne et s'empresse de prendre
la jeune
femme dans ses bras. Il se serrent très
fort l'un contre l'autre, tandis que
l'atmosphère s'imprègne d'une curieuse connotation de
folie mélangée à
de la tendresse. Les spectateurs sont
debout, le regard tourné vers les deux amoureux.
Les claquements de mains ne cessent de crépiter.
Des cris jaillissent
de nulle part et de partout à la fois, comme si toute
la salle voulait, non pas manifester
un quelconque signe de compassion,
mais au contraire entrer dans cette danse
d'espérance, dans l'encouragement à aborder
l'existence et le destin avec un certain
recul, sinon une bonne dose de dérision.
Ils encouragent en quelque sorte ce "beau
couple" à persévérer dans leur "vision"
de la vie.
C'est magnifique, la
passion ! Lance une dame à une table voisine,
ayant probablement rajeuni de plusieurs années
en l'espace de quelques secondes. L'intensité
des rayons de soleil balayant son regard
atteste de la cure de jouvance qu'elle vient
de vivre, ce qui semble laisser pantois
son compagnon. Sûr qu'ils y reviendront
à ce casino porte-bonheur, dans lequel désormais
les visages semblent détendus, donnant
naissance à un immense champ fertile d'arbres
à sourires.
La soirée se poursuit
ensuite par un spectacle qui ravit
le public présent. Pendant le show, Antoine
continue à remplacer les yeux de sa compagne
dont le sourire radieux montre à quel point
elle enchantée par cette merveilleuse soirée
aux allures surprenantes.
Le spectacle terminé,
les gens se lèvent peu à peu. Beaucoup d'entre
eux viennent saluer les amoureux, devenus
en quelque sorte vedettes de la soirée
malgré eux. Ces derniers doivent cependant
mettre un terme aux échanges car le
temps presse. Ils n'oublient pas qu'il leur faut
regagner la clinique rapidement, ce qu'ils
font sans attendre.
- Merci, Antoine. Dit-elle
pendant qu'ils se dirigent vers la voiture.
Je crois que même si j'essayais un jour
de l'oublier de toutes mes forces, cette
journée restera à jamais marquée dans ma
mémoire. Je perdrai probablement conscience
des sensations qui s'estomperont inévitablement
au fil du temps, mais les contours ne pourront
jamais s'effacer.
Naturellement, les souvenirs
et les détails deviendront flous, mais il en
restera des coins de rayonnement
et des parcelles de bien-être. C'est incroyable,
car j'ai complètement oublié l'idée-même
de la sentence qui m'attend demain. J'ai
vraiment été heureuse pendant toute cette
formidable journée.
Antoine ne répond pas.
D'ailleurs que pourrait-il dire ? Si l'obscurité
de la nuit faisait soudainement place à
la lueur du jour, elle dévoilerait
quelques traces d'émotion se promenant dans
ses yeux à cet instant, tant il est content
et ému à la fois. Il tenait vraiment à
ce que la jeune femme soit enchantée de cette
journée passée en sa compagnie. Et
la partie semble avoir été gagnée.
Après quelques secondes,
il se hasarde...
- Je n'irai pas jusqu'à
dire que tout le plaisir a été pour moi
!
Dit-il en riant sur un ton canaille. Il
confie à sa compagne
qu'il est heureux de s'apercevoir que
la complicité qui les unissait hier n'a pas
été altérée par les événements, ce qui est fréquemment
le cas quand les êtres franchissent
le pas de la "rencontre physique".
Au contraire, leur connivence semble
même renforcée et cimentée par une
force d'une rare intensité.
- C'est vrai. Je ressens
également la puissance de notre entente. J'éprouve d'ailleurs la
curieuse sensation que nous nous connaissons en
fait depuis toujours. Mais je sais que l'accord
parfait est un miracle statistique. Termine-t-elle,
tandis qu'ils filent à vive allure
en direction de la clinique.
Demain à onze heures
du matin, ce sera l'heure fatidique à
laquelle elle va sûrement enfin savoir
si...
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