Connaissant le contexte particulier et
l'enjeu de ce départ, Luis,
le chauffeur du taxi a
laissé la jeune femme méditer pendant un long moment. Après que la voiture ait
parcouru de nombreux kilomètres, il entame
alors la conversation, comme le ferait tout chauffeur de taxi digne
de ce nom.
Il sait que la jeune femme a pris une décision importante
et courageuse, et étant portugais lui-même, le contexte l'interpelle. Il
en fait part à sa passagère, et celle-ci réplique :
- Vous savez, on peut prendre
le mot «départ» comme une fin, mais on peut aussi le percevoir comme un début, comme un « point de départ », et c'est mon cas, lui
répond-elle.
- Je n'avais jamais pensé
à ça, répond-il en souriant. Ah les femmes, ça a vraiment un sens de plus
que nous, dit-il maladroitement. Mais vous avez quitté votre emploi, vos amis, votre famille, vos
habitudes, ça ne vous fait pas peur ? Demande-t-il sur un ton visiblement
empreint d’une certaine prudence, craignant sans doute d'agacer sa
cliente.
- C'est un choix, dit-elle
d'une voix suave et posée. Et c'est cette décision-là qui est
difficile à prendre. Mais une fois cet aspect réglé avec vous-même, tout
devient plus clair. Au fond
je ne me sens pas courageuse mais plutôt un
peu folle.
- Et si ça ne se passait pas
bien au Portugal, reviendriez-vous en France ? Questionne-t-il.
- Cela me semble impossible répond-elle, car j’ai vraiment fait le
vide dans tous les tiroirs de ma vie. J’ai rendu ma décision irréversible,
sinon, je crains que j’aurais conservé une sorte de chaîne de secours
inconsciente qui m’aurait empêché de m’impliquer totalement en arrivant au
Portugal.
- C’est vraiment gonflé, rétorque-t-il. Y’a pas. Les femmes,
c’est bien plus courageux que nous.
Alors qu’elle voudrait s’évader en pensée
le temps du trajet afin d'emplir sa conscience
d’une
dose de sérénité, elle regrette le fait que toutes ces questions de Luis
commencent à faire naître en elle une sorte d'angoisse inutile.
Orly vient alors sauver son moral
vacillant et encore maladroitement rodé au
contexte, car la voiture s’approche de
la première étape du voyage. Nous arrivons, précise Luis.
La voiture emprunte la voie réservée aux
taxis, puis s’arrête. Luis fait le tour du véhicule afin d'ouvrir la porte à
sa passagère, et tandis qu'elle descend, il propose à la jeune femme de se
charger lui-même de tenter de trouver un chariot à bagages, objet de
convoitise de tout voyageur en avion, et qui visiblement fait défaut aux
alentours de l’endroit où ils se trouvent.
Denrée rare, les chariots. Rien à l’horizon
qui ressemble à ces caddies d'aéroport.
Luis propose alors à sa passagère
de l'accompagner jusqu'à l'intérieur de l'aéroport et de lui porter ses bagages,
et avant-même
qu'elle lui donne son avis, ils se retrouvent dans l’aire d'enregistrement.
Luis semble complètement impressionné par le cran manifeste de
la jeune femme, et éprouve un peu de mal à
la quitter, sans doute subjugué
et admiratif. Après qu’elle eut payé sa course,
il se résigne à la laisser, non sans lui avoir souhaité bonne chance.
Il est bizarrement
touché par ce départ qui pourtant ne le concerne pas. Il se surprend même à éprouver une sorte de
sensation émouvante. Au fond, ne serais-ce pas un peu de lui-même qui dans
quelques minutes s'envolera vers Lisbonne sans prendre de billet
retour ?
Luis se retourne afin
de poser un dernier regard sur la jeune femme, mais elle
a déjà été absorbée par le hall de départ. Il revient vers sa voiture, songeur.
Son frère est au
Portugal. Comme sa cliente, il a lui aussi décidé de franchir le pas voilà
déjà cinq ans, et ce départ a brisé les liens fraternels qui les unissaient. Ce
n'est plus la même chose. La distance créé des ravages, elle a rompu la pourtant solide
complicité qui existait auparavant entre son frère et lui. Depuis, ils ne
peuvent pas avoir les mêmes rapports du fait de l'éloignement.
Une saloperie
l’émigration. Ca casse tout, songe-t-il intérieurement, tandis qu’il s’approche de son
taxi, et que déjà un nouveau client se dirige vers lui. La routine va s'empresser
d'emporter ses pensées et ses regrets vers le néant du quotidien...